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Chantage à la webcam

Source : http://rue89.nouvelobs.com/2013/12/16/chantage-a-webcam-jai-essaye-coincer-brouteur-248361

J’ai échangé deux mois sur Facebook avec S.D., « décoratrice à Paris ». Au moins quatre « fails » (erreurs magistrales) peuvent trahir un « fake » (un imposteur, dit brouteur en Côte-d’Ivoire). Voici ceux de S.D.

Les brouteurs sont des cyberescrocs qui soutirent de l’argent à leurs web victimes par la séduction et le chantage. Ils gagnent ainsi leur « brou », leur pain en dialecte ivoirien. L’un d’eux m’a écrit pendant deux mois. Mais il ne savait pas que je savais.

En soixante jours, j’ai rassemblé un vaste ensemble d’indices permettant de débusquer le brouteur et sa démarche insidieuse. Indices laissés par l’escroc lui-même, détectés par mes recherches complémentaires ou avec l’aide d’Helena (un pseudonyme), créatrice de l’Association des victimes d’escroquerie et d’usurpation du Net, l’Aveu du Net.

Mauvais français et flatterie facile

Tout commence en juillet. Je reçois une demande d’ami sur Facebook. Une certaine S. D. que je ne connais pas. Je rejette, et j’oublie. Jusqu’en septembre, où je vois que la même SD suit mes activités sur le réseau social. Le doute me vient : aurais-je rejeté par mégarde quelqu’un que j’ai déjà croisé ? Le 7 octobre, je la contacte. Curieux, un peu méfiant. Et j’ai bien fait.

Dès le premier message, SD m’explique :

« Je vous ai connu grâce à le Facebook et vous avez une photo belle de profil. »

Du mauvais français et une flatterie facile. Encore plus méfiant, j’ignore cependant à ce stade que l’objectif final est de m’extorquer de l’argent.

« Prends soin de toi, bisous »

La technique préférée des brouteurs est le chantage à la webcam : on amène sa victime à se filmer dans des positions sexuellement équivoques, puis on menace de diffuser ladite vidéo à tous ses proches, famille, amis, employeur…

SD aime se détendre, elle est « ouverte à tous les sujets de discussion », elle signe vite « prends soin de toi, bisous ». Elle s’interroge :

« La sensualité et la sexualité, comment vis-tu ces phénomènes au quotidien ? »

Elle me sert des compliments à la louche, dans le pur style « Je vous trouve très beau ». Elle me fait ce clin d’œil, en finesse :

« Tous les hommes finissent par se lasser au sein de leur couple, qu’en penses-tu ? »

Je lui réponds que merci, tout va bien, et toi ? Mais elle tendra longtemps ses perches. Ceux qui sont là « pour choper » les attraperont. Ignorant que toutes les coquineries qu’ils écrivent se retourneront contre eux.

Le brouteur récupère mon numéro de portable

Dès le deuxième jour, SD plante le décor : jeune (et belle) femme, mère célibataire d’une fille de 4 ans, sort d’une grosse déception, vit à Paris, décoratrice d’intérieur qui rame les fins de mois, et une vieille maman à Montpellier.

Sa fille vit chez mamie car elle n’a pas les moyens de la garder. Autant de leviers pour attirer l’empathie.

Très vite, elle adorerait qu’on se voie en vrai. Je profite d’une occasion : j’habite Toulouse, mais en novembre je viens à Paris. On s’organise une tendre entrevue. SD est là, presque palpable… Je reçois même une photo avec la tenue courte qu’elle portera « dès qu’on se verra ». Alléchant ! Mais patatras. A deux jours de l’extase, sa fille malade l’appelle à Montpellier. Quel dommage… C’est trop bête !

Et le brouteur récupère au passage mon numéro de portable et le fait que j’étais prêt à voir la belle. Un moyen de chantage : donne-nous du fric ou on dit tout à ta copine !

Me filmer le zizi au vent ?

Plus on a d’infos sur la victime, plus on peut la faire chanter. D’après Helena, j’ai été « choisi » à cause de mes nombreuses données publiquement accessibles. Dès le deuxième jour, SD le confirme :

« Je viens de papoter [sic] sur Google et je viens de découvrir un peu plus sur toi… Tu as du talent ! Tu fais un mélange d’intérêt sur la scène. »

Côté pile, on me brosse dans le sens du poil. Pour mieux me tondre ensuite.

Côté face, on cherche vite (ou on sait déjà ?) tout ce qui me concerne. SD me demande dès le premier jour si je suis marié, si j’ai des enfants. Elle tisse mon réseau social : amis, famille, employeurs… Tous de futurs outils de chantage. Au cours de ces deux mois d’échange, j’ai fourni moi-même des infos, une adresse mail, mon portable… Par contre, l’idée ne m’est pas venue de me filmer le zizi au vent. Je crois que j’ai bien fait.

Connaître cette stratégie est un bon début pour un usage raisonnable du Web. Vérifier qu’elle est bien l’œuvre d’un escroc est l’étape suivante. Pour cela, ce que l’escroc montre de lui suffit largement.

Démasquer le filou en quatre étapes

Son métier

SD est décoratrice ? Pourtant on ne trouve aucune trace, sur le Web, d’une SD qui tapisse, coud, « designe » et maroufle de métier. Elle m’explique n’avoir pas de site web, mais ça va venir. N’empêche que tout professionnel est administrativement identifié et identifiable. Pas elle. Sur les moteurs de recherche, son nom ne conduit qu’à des profils homonymes sur les réseaux sociaux. Pas à la SD que je connais.

Ses photos persos

Ses photos Facebook, en revanche, révèlent à elles seules la supercherie. En quelques secondes (voir la vidéo ci-dessous). Les photos de SD sont unanimes : ce sont celles de l’actrice X Shelby Bell.

« Un “fake” – un faux profil – classique chez les brouteurs », m’explique Helena. Les fakes sont dénoncés sur de nombreux sites d’alerte, dont je vous livre en vrac un, deux, trois, quatre, cinq exemples. On y trouve souvent les photos usurpées de « mon » actrice.

Son langage à géométrie variable

SD alterne le langage soutenu et le style CE2 ou étranger-qui-a-juste-commencé-les-cours. Certains textes sont des copiés/collés envoyés à toutes les victimes. Notamment ceux où elle décrit son travail, sa vie quotidienne. Ou à la fin, lorsqu’elle lâchera l’histoire traditionnelle du papa mort en Afrique, sa fortune bloquée là-bas (voir plus bas). Ici, pas de fausse note. Du pur style hypokhâgne.

Analyse d’Helena : derrière les différences de langage se cachent plusieurs interlocuteurs, chacun avec son niveau de français. C’est tout un réseau, au bout du fil.

Ses incohérences

Les propos tenus par le brouteur contiennent parfois des bizarreries : sautons sur l’occasion ! Faute de mieux.

  • SD vit d’abord avec sa fille, qui va parfois chez sa mère. Très vite ce sera le contraire : sa fille vit en fait avec sa mère et SD la voit trop rarement. Une première incohérence qui suffit à mettre la puce – la puce, que dis-je, l’essaim de criquets – à l’oreille ;
  • le 8 octobre à 13h03, SD vit depuis trois mois à Paris ; 29 minutes plus tard elle y est depuis des années ;
  • certaines phrases font dresser l’oreille (faute de mieux, toujours). La meilleure reste « quel plaisir à l’idée de te revoir », alors qu’on ne s’est jamais vus ;
  • l’utilisation du mot « présentement » permet de soupçonner des écrits venant d’Afrique – ou du Québec. J’en compterai sept en deux mois. Helena confirme que mon brouteur est probablement en Afrique ;
  • à la fin de mon séjour à Paris, SD pourrait me rejoindre depuis Montpellier. Si je lui paye le voyage. En train ? Non : juste le ticket de métro. Elle est donc à 1,70 euro près, mais le train pas de souci. Elle doit gruger en se planquant dans les toilettes ;
  • un jour, elle veut m’appeler. Je lui donne deux créneaux horaires qu’elle respecte scrupuleusement… avec une heure de décalage. Tiens, une heure c’est – par exemple – le décalage entre la France et la Côte-d’Ivoire ! Elle s’excuse pour ce double retard, et justifie son appel en mode secret : « C’est parce que je suis dans une cabine ! » Or une cabine reste un téléphone, aussi peu secret que n’importe qui ;
  • je l’interroge par deux fois sur des détails surprenants de son profil Facebook. Dans les minutes qui suivent, ces informations ne sont plus accessibles sur son profil. Etrange…
  • Un jour, elle met en ligne des photos d’elle et sa fille, en vélo et en tenue estivale. On est le 27 novembre. Je tends un piège : « La photo a été prise la semaine dernière, quand tu étais à Montpellier ? » Oui, répond SD. Oui… sauf qu’en novembre, même dans l’Hérault, on ne pédale pas en short ;
  • SD n’a que deux amis sur Facebook : moi et un autre homme qui a le même nom de famille qu’elle. Etonnant. Helena m’éclaire : cet ami est certainement la cible prioritaire du brouteur, qui s’est créé un profil adapté à sa victime. Moi, je ne suis qu’un bonus dans sa démarche, un couillon qui a mordu aux hameçons jetés à la volée dans la mare aux hommes faciles…

Restée secrète comme le slip d’un moine

Le début de la fin survient le 19 novembre, quand je lui parle de mes parents. SD saisit l’occasion de me présenter son « défunt père » – une expression disparue en France depuis 1972 – qui a laissé une grande fortune en Afrique. Et zou : pour la récupérer elle doit aller sur place, et pour cela si je pouvais lui prêter 650 euros ce serait magnifique. Pas de virement bancaire, s’il te plaît. Je lui demande du concret, des documents, le nom de son notaire… Mais elle reste secrète comme le slip d’un moine.

Alors à quoi bon continuer ? J’ai tout ce que je voulais et n’aurai rien de plus. J’avoue à SD que je connais ses intentions malhonnêtes. C’était le 11 décembre. A ce jour, l’autre bout a juste nié les faits et demandé des explications. Affaire à suivre : peut-être me menacera-t-on de tout dévoiler ? Trop tard, je viens de le faire.

Signalez l’arnaque au ministère de l’Intérieur

Avec une telle accumulation d’indices on se dit que non, se faire avoir est impossible. Et pourtant on peut. La stratégie est très bien rodée. Tout est fait pour gagner votre confiance, votre empathie, votre désir. Sur les sites de rencontres, où les brouteurs agissent par centaines, c’est encore plus simple puisque la séduction y est la règle.

En France, des centaines d’internautes, hommes (et femmes) subissent chaque année des escroqueries de type chantage à la webcam qui rapportent des millions d’euros. Les cibles les plus fragiles : les ados, qui laissent des traces innombrables d’eux-mêmes sur le Web et qui se livrent facilement par webcam.

Les brouteurs, eux, ne laissent aucune trace : adresses e-mails jetables, faux numéros de téléphone, appels en mode secret, aucun crédit pour recevoir ou envoyer des SMS, accès web par cybercafés… Même pour des professionnels, la traque est complexe, et le fait que l’escroquerie soit menée depuis l’étranger n’arrange rien. Les enquêtes ? Uniquement s’il y a plainte. Donc escroquerie consommée.

Avant cela, seul le signalement est possible : en indiquant aux sites web les fakes qu’ils hébergent, à des associations comme l’Aveu du Net, ou sur le site du ministère de l’Intérieur.

Alors bon. Sans sombrer dans la paranoïa, soyez vigilants. Méfiants. Ne laissez que le minimum de vous accessible au public. Vérifiez les photos, les infos, le fond et la forme de ce qu’on vous écrit. N’hésitez pas à questionner, à vous étonner, à demander des précisions. L’escroc, si c’en est un, ne le prendra jamais mal : il n’a aucun intérêt à couper le contact avec vous. Mais ses réponses, ses réactions vous seront très instructives.

Il se sert de ce que vous lui dites pour vous piéger ? Prenez-le à son propre jeu…

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Thierry ARTHAUD
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